Monsieur,
Je pensais tristement depuis bien des mois que la correspondance que vous m’aviez permis d’entretenir avec vous était interrompue. Je craignais de vous fatiguer de moi et de troubler vos travaux. Vous ne pouvez pas douter du plaisir et de la reconnaissance que m’a fait éprouver votre dernière lettre. Elle m’est une autorisation pour renouer la chaîne des temps. Je vous aurais remercié immédiatement sans une petite fièvre que je devais à la transition un peu brusque de Naples à Paris par cet hyver. Vos amis sont en bonne santé, grâces à Dieu, ils parlent souvent de vous dans leur grande et triste solitude. M et Mde. d’Haussonville, Mde. de Staël et Paul sont à Naples. M. d’Haussonville y est chargé d’affaires de Florence. Mde. de Staël y restera pour sa santé jusqu’au milieu d’Avril. La douceur du climat [2] diminue ces terribles maux de tête auxquels elle est sujette. Paul avait été souffrant au commencement de décembre, en arrivant à Naples. Mais il est bien rétabli: il aura seulement besoin d’aller aux eaux cet été, de savoir si ces eaux seront les Pyrénées ou celles de Suisse, on n’en a pas encore décidé avec les médecins. il a beaucoup grandi, il est bien intelligent et bien aimable, mais il a le plus souverain mépris pour les études littéraires, soit un peu de paresse et d’étourderie, soit qu’il partage les préjugés de Rousseau contre l’influence des lettres. Albert est revenu ici poursuivre ses études littéraires et scientifiques. Il a terminé les cours du collège et va bientôt suivre la faculté de droit. Nous pensons souvent à l’immense secours dont lui seraient aujourd’hui vos conseils et vos entretiens. Vous lui ouvririez les grandes vues sur le monde intellectuel. Vous êtes sur la montagne dominant tout, tandis que nous sommes ici au rez de chaussée à regarder par de petites lucarnes. C’est toujours le projet de M. de B. de débuter par Bonn, quand il fera connaître l’Allemagne [3] à son fils - et de vous demander de lui montrer un peu ces champs infinis dont vous savez toutes les routes. A. est très digne de vous écouter, il a un esprit vraiment remarquable et une grande puissance de travail. Quand il aura achevé ici ces années indispensables de droit, il ira s’orienter par vos conseils. L’essor une fois donné on ne descend plus des régions où on a été lancé. Le goût du beau et du grand ne s’acquiert pas progressivement. Voilà pourquoi il faut commencer par Bonn.
M. de Chateauvieux est aussi bien que possible après l’accident qu’il a eu il y a bientôt deux ans. Made. Necker, dans une grande tristesse, garde le goût des études et la curiosité de toutes les idées. Mais elle semble avoir renoncé à écrire pour le public. Son esprit pourtant n’a jamais eu plus de force.
Nous vous avons montré le meilleur monastère dont nous soyons capables aujourd’hui - il est animé de bonnes intentions et l’un ne peut pas dire qu’il manque de gens d’esprit. M. de Rémusat va passer de la théorie à la pratique je m’assure qu’il prouvera [4] aussi que la grande culture intellectuelle ne nuit pas à l’intelligence des grandes affaires. Vous devez trouver que le char de l’état chemine un peu lentement chez nous, au milieu d’une foule criarde et tracassière. il a par momens l’air d’une charrue embourbée, mais il n’en est rien. il avance seulement avec lenteur, on ne peut pas dire en le voyant:
summā descendit ab arce aurens-
J’aimerais incomparablement mieux vous suivre dans vos voyages intellectuels que regarder cette pauvre politique de ce monde un peu crotté. Je me berce souvent de l’idée de revoir Bonn, et la charmante hospitalité de votre maison et votre bibliothèque que je vois encore, comme il y a bien longtemps hélas, toute pleine de ce soleil d’été et de beaux rayons du couchant - si gai et si paisible.
M. de B. est bien, il me demande de vous dire mille et mille tendres amitiés.
Recevez, je vous prie, la nouvelle expression de mon ancien et respectueux dévouement
X. Doudan
[1] répondu le 28 Avril 40.