Cher monsieur,
Vous êtes bien bon de vous appercevoir de mon silence -il est malheureusement déterminé, à mon grand regret, par une atonie notable de l’intelligence, laquelle resulte d’une petite névralgie obstinée dans la tête. Vous comprenez que me sentant stupide, je deviens encore beaucoup plus timide à vous fatiguer de moi. Mais puisque vous voulez bien me supporter tel quel, je me propose d’abuser à l’avenir de votre permission. Je vous envoye aujourd’hui sous bandes l’exemplaire de la comparaison entre les deux Phèdres. Je ne puis pas vous déguiser qu’après l’avoir relu j’ai entretenu la mauvaise pensée de nier le dépôt et de me l’approprier, par la raison, fixée des règles les plus sévères de l’Ethique que les [2] exemplaires de cet ouvrage sont devenus fort rares, et que c’est la faute de l’auteur s’il n’a pas été souvent réimprimé. Mais comme il faut se dépendre de la logique des passions, j’ai honnêtement décidé que j’étais tenu à ressolution, et le principe morale qui m’a déterminé, c’est qu’après la réimpression vous serez assez bon pour m’en donner une copie. - En voyant nommer M. Victor Hugo de l’académie française vous aurez été ramené à penser que vous n’aviez pas la conscience bien nette sur tous les écarts de son imagination et je dois vous avertir qu’il faut le traiter avec quelques égards puisqu’après tout c’est vous qui avez mené à mal toute la génération romantique. C’est un très grand péché, mais je reconnais que vous pouvez plaider des circonstances atténuantes - à peu près comme Mirabeau pourrait plaider devant la postérité qu’il n’avait pas fait les violences absurdes de la révolution. Toutefois quand on [3] a imprimé à son temps un grand mouvement on est responsable, je dois vous le dire, de tout ce qui se casse dans le monde en vertu de ce mouvement. Pardon d’inquiéter si vivement votre conscience. Vous n’aviez peut-être pas pensé qu’un jour viendrait où l’on vous demanderait compte d’Hernani et de Lucrèce Borgia, mais il faut y regarder à deux fois avant de faire de grandes révolutions. Vous êtes dans le monde une demie douzaine de révolutionnaires qui seront un peu embarrassés de vos descendans devant l’avenir. Bacon a fait tous les petits observateurs crottés qui trottent par le monde avec des monographies sur ceci et sur cela. Descartes avec sa Méthode a emancipé une foule de beaux esprits qu’il valait mieux laisser sous le joug de l’autorité; je ne voudrais pas être à votre place, malgré la gloire qui vous reviendra d’être la cause première de toutes les énormités littéraires de notre temps.
[4] Oserai-je vous demander si vous avez lu les deux derniers discours prononcés à l’académie Française par M. Molé et M. Dupin. Je voudrais bien savoir l’impression que vous en avez reçue, supposé qu’un discours de l’institut fasse une impression quelconque. Pour celui de M. Hugo je vous l’adresserai directement aussitôt qu’il aura été lu.
Tous les problèmes littéraires que vous nous envoyez de temps à autre sont très bien accueillis. Nous nous plaisons d’en avoir résolus quelques uns. Albert doit vous l’avoir dit. J’imaginais que le dernier été ne se passerait pas sans que vous fissiez une petite excursion sur la Normandie ou sur la Suisse. Mais on me dit que vous entretenez d’autres desseins et que vous méditez un voyage à Berlin - ce n’est pas le compte de tous vos amis qui voudraient vous voir au milieu d’eux. Tous vous ont fait prière sur prière à ce sujet. Mais ils finiront, j’en suis sûr, par aller à Bonn vous chercher, puisque vous ne voulez pas de l’air de France qui n’est pas si malsain que vous croyez, pourtant.
Permettez moi de vous offrir la nouvelle expression de mes sentimens devoués et respectueux
X Doudan