Je comptais vous voir aujourdhui à Coppet, Monsieur, & je mʼen réjouissais infiniment. Mad. Favre, ainsi que moi, était fort empressèe à retrouver Madame de Staël: mais le mauvais tems & la crainte que le chagrin de Mad. Rilliet nʼeut appellé à Genève Made de Staël, nous a fait renvoyer de quelques jours un projet qui nous était fort agréable.
Je vous rends grace de votre aimable souvenir & quoique je nʼaie encore fait que parcourir votre élégant billet de Visite, je ne veux pas tarder davantage de vous en remercier. Cette dissertation est du meilleur gout & tous les Cicognara du monde ne sauraient prouver contre vous que ces Chevaux, quoîque un peu lourds, ne soient pas Grecs & dʼun bon tems.- Je voudrais savoir sʼils portent quelque indice qui prouve clairement quʼavant Napoléon, ils avaient été attelês à un Char. Ils ne lʼétaient pas du moins à Constantinople, ils étaient sur les καγκελλοι de lʼHippodrome & je ne sais pas bien si ce mot designe le faîte des gradins ou les Carceres dʼoù sʼéchappaient les Chevaux de Course.
Je aussi quelque doute sur leur séjour à Rome & sʼils nʼy avaient jamais été, il est clair que Mr de Cicognara [2] aurait tout à fait tort.- Je ne sais pas trop sur quelle autoritè est fondée la tradition qui prétend que Constantin les fit tous porter de lʼancienne Rome dans la moderne. Mais je suis tenté de croire que les Nummismates & en particulier le Venitien Erizzo, leur ont prété plus de courses quʼils nʼen ont fait & quʼils ont voulu les reconnaitre sur toutes les medailles romaines qui leur ont montré un monument avec quatre Chevaux. Aussi Ramnusio dans son Histoire de la guêrre de Constantînople raconte-t-il, que ces Chevaux furent transportés dʼEgypte à Rome par Auguste qui en orna son Arc de triomphe: ils rendirent, selon cet auteur, succéssivement le même service aux Arcs de Nèron, de Domitian, de Trojan, de Constantin même, qui enfin les envoya à Constantînople, dʼoù ils furent enlevés, suivant Marin Sanuto & Pre Gilles par les Croisés Venitiens.
Je trouve quelques Autorités à la vérité pas très anciennes, qui prouvent au moins, que la tradition de la translation de ces Chevaux de Rome à Constantinople nʼétait pas généralement reçuë.
Codinus, & deux Grecs anonymes qui puisent leurs relations dans des auteurs plus anciens, disent positivement que les quatre Chevaux dorès de lʼHippodrome furent apportês de Chio sous Théodose le jeune.
[3] Nicitas, historien de la prise de Constantinople par les Croisés, a décrit lʼattitude de ces Chevaux dans lʼHippodrome. Il parle avec amertume & irritation de la conduite des Barbares occidentaux après leur victoire, il raconte leur avidité pour les statues de Métal & la maniere brutale dont ils changeaient ces chefs dʼœuvre de lʼArt en monnoye. Sans doute la brillante dorure des quatre Chevaux les firent remarquer des chefs des Croisés et les sauverent de la destruction. Nicitas les nomme ιπποι χαλκηλατοι -----. Χρυδῷ ἡληλιμμένοι. & un des anonymes indiqués cy dessus: ἱππάρια τὰ χρυδόβαφα, ce qui désigne fort bien la dorure légère dont ils étaient revétus.
Jʼaurais bien de la peine à expliquer dire comment un si magnifique monument se trouvait à Chio: sʼil y ornait un temple ou sʼil était elevé à la mémoire dʼun vainqueur à la course. On sait que cette Ile eut de grandes richesses, une grande puissance maritime & que la sculpture y était cultivée avant que lʼon comptât par Olympiade
Voila, Monsieur, quelques observations que jʼai faites en ouvrant les volumes de lʼHistoire de Constantînople, je souhaite que vous ne les trouviés pas hors de place
Croyés moi tout â vous & très content dʼetre â peu prés votre voisin.
Favre Bertrand
[4] [leer]