Vous êtes mille fois bon, Monsieur, de vous être encore souvenu de moi, et meilleur encore, s’il est possible, d’avoir agréé les impertinences que j’ai eu l’audace de vous envoyer. Il m’a semblé qu’en offrant un sacrifice à la poésie, et en alignant quelques rimes, je vous rappellerais davantage le petit garçon que vous vous amusiez à entretenir autrefois, et qui promettait à tous, s’il vous en souvient, ce qu’il n’a Dieu merci, pas tenu, d’être un rimailleur déterminé. C’était une plaisanterie de fort mauvais aloi dont je vous remercie de ne pas vous être faché. Il faut vous remercier aussi de vos logogriphes, qui nous ont cassé la tête et bien diverti: je n’ai pas tellement changé depuis six ans, que je ne sois encore beaucoup plus digne de semblables divertissemens que de la savante discussion où vous rongez les Indiens, aux dépens des grecs: je m’en suis tenu à gouter la latinité et quoique de méchants discours latins de Rhétorique m’y eussent très bien préparés, je suis sur de n’y avoir pas tout a fait été indifférent. [2] C’est trop aussi d’accabler ce pauvre Mr Letronne avec les propres armes de ceux qu’il défend: n’auriez vous pas dû, par générosité, lui laisser au moins l’avantage de s’exprimer avec élégance dans le langage de cette Antiquité Classique et Universitaire, qu’il a la prétention de défendre relever, dont il se porte le champion; que voulez vous qu’il dise, quand, tout en remettant les grecs et les Romains à la place qui leur convient, on montre qu’on les connait mieux que personne, et surtout mieux que leurs prétendus défenseurs: mais ce n’est pas seulement le latin que vous parlez ainsi: décidément il faut sortir de France et passer le Rhin, pour entendre un français élégant et pur, avec toute la grace qu’avait autrefois notre petite poésie: il faut bien nous laisser dire cela, puisque ni vous, ni vos compatriotes des bords du Rhin, vous ne voulez être français d’une autre manière.
Il n’y a vraiment pas besoin de l’exemple de tant de princes pour me donner envie d’aller vous faire, si vous le permettiez, quelque visite un peu longue et un peu utile. Il faudra du temps, je m’assure et bien des arrêtés de Mr Cousin, pour que notre Faculté toute dégingandée, toute morcelée entre des professeurs qui se font remplacer, et des suppléants qui ne se donnent pas la peine d’étudier, parcequ ils ne sont là qu’en passant, offre [3] quelque chose de Comparable à l’image d’Activité et d’intérêt que présente seulement le petit Programme qui est à la fin de votre discours. Je ne sais si vous aurez fait aux arrêtés du nouveau ministre de l’Instruction Publique, l’honneur de les lire; mais je crois qu’ils vous auront présenté un air de famille avec vos Institutions. Il a bien envie, je pense, de traiter l’université Allemande, comme il a traité la Philosophie de Kant, de Schelling, et de Hegel, de se l’approprier en xxx et en cachette. Mais la seconde entreprise lui offrira assurément plus de difficultés que la première. Mais enfin, pour en revenir à vos princes, les fils de Rois imaginent donc chez vous qu’il est bon de savoir quelque chose: Et qu’à dix sept ans l’éducation n’est pas finie? en ce cas ils s’y entendent autrement que les notres: je ne voudrais pas donner des armes à vos épigrammes sanglantes sur notre charlatanisme: mais en vérité, je donnerais toutes les palmes que le duc d’Aumale va aller cueillir en Afrique, pour que le diplôme du Prince Albert.
J’aurais bien d’autres choses à vous dire, si vous me le permettiez, bien d’autres conseils à vous demander, et je regrette vraiment de vous envoyer ce bout de papier si décousu qui est une seconde édition de mon envoi poétique: mais je crains d’abuser [4] de votre patience. Il faudrait vous voir, pour vous entendre, pour savoir un peu ce qu’il faut faire, si je ne veux pas oublier ce que je sais si mal de littérature Antique: ce serait le moment, où jamais de vous demander conseil: vous ne me les refuseriez sans doute pas, puisque vous aviez la bonté d’en donner, qui devaient vous paraitre si ennuyeux, à un enfant d’onze ans qui savait à peine son rudiment: quand vous aurez le temps, quand vous penserez encore à moi, seraitce trop d’indiscrétion de vous demander encore quelques unes de ces lettres que vous m’ecriviez il y a cinq ans, et où vous aviez la bonté de m’envoyer quelques discutions pour des études? tout cela, sans faire tort aux énigmes et aux logogriphes, je vous en conjure. Vous jugerez de mon talent pour le papier que je joins à cette lettre: pensez, je vous prie, que j’attends xxx reste des impatience d’être éclairé sur le reste; et veuillez croire à ma reconnaissance pour tant de bontés, que j’ai, jusqu’ici, si peu méritées.
AVd. Broglie
[1] Répondu le 20 Avril 40.