Quelle bonté à vous, Monsieur de vouloir bien tant penser à nous: vous êtes aussi bon pour toute la famille que vous êtes dur pour les ministères de la France. Il y a bien du mondant et du vrai dans ces plaisanteries sur l’éternel chassé croise du ministère de l’Instruction publique: rien n’est plus plaisant que la destinée de ces deux hommes, qui ne s’aiment guères et ne peuvent jamais se séparer dont les deux noms s’attirent autant que leurs caractères se repoussent et qui suivent pas à pas la même carrière. Ma préférence marquée pour celui qui est maintenant au pouvoir et qui a toujours eu tant de bontés pour moi ne m’empeche pas de reconnaitre que, dans ces contrecoups si rapides [2] de chute et d’élévation le philosophe a gardé son véritable caractère. Les collègues de M. Cousin sont unanimes à louer son bon sens, sa modération, sa fermeté, l’aisance qu’il a mise a faire tous les sacrifices que demande le pouvoir en France, et dont il ne paie guères; enfin ceux qui ne l’ont vu que dans les grandes affaires, lui trouvent ces grands qualités de sage qu’on ne lui reconnaissait guères autrefois a la faculté. Il est risible d’entendre parler avec émotion par les militaires qui l’ont approché dans le conseil du Roi des profonds convictions du traducteur de Platon, et de l’imitateur a moitié déguisé de Schelling et de Hegel. Vous voyez donc que vos moqueries sont aussi injustes qu’elles sont piquantes: et pour mettre à l’épreuve cette sagesse qu’il a révélée si subitement, j’aurais été tenté de vous jouer le tour de les lui envoyer.
Mon père me dit que vous ne donnez plus lespérance d’aucun voyage et que vous allez au contraire vous éloigner de la France, pour vous montrer à Berlin plus Français qu’aucun Parisien de nos jours: C’est donc peine perdue de vous envoyer des nouvelles de personnes a qui vous [3] ne songez plus et que vous ne voulez plus jamais voir. En voici pourtant. Nous sommes établis ici, mon père, Monsieur Doudan et moi, pour l’hiver; pour mieux dire entre les procès et les chambres mon pere n’a presque pas quitté Paris. Ma sœur et mon beau frère sont venus nous y rejoindre: ma tante et Paul restent à Genève: nous serons réunis probablement tous le printemps prochain à Coppet, et ce serait alors qu’il serait bien aimable de venir montrer à ce pauvre chateau, quelque chose de mieux que ce buste, qui ne bouge pas de la salle à manger et qui attend toujours que nous puissions le comparer à son modele.
Vous avez la bonté de vous informer de mes études, nous j’ai commencé mon droit cette année et cette occupation consomme à peu près tout mon temps. Je ne vous parle pas de nos professeurs: ils sont trop mal entre vos mains et sur ce point particulièrement vous auriez trop beau jeu. Mon père dit toujours que quand j’aurai pali ici quelque temps sur le droit Romain, il [4] faudra aller l’apprendre sérieusement en Allemagne: En attendant l’influence Allemande réforme même les Cours de Code civil et ceux de la Faculté qui osent affronter le courroux des professeurs Routiniers, renversent l’enseignement sur le modèle du Droit privé qu’on enseigne au delà du Rhin. Seulement les théories de philosophie sont soigneusement banniees de nos cours, et je doute que le septieme de Hegel vienne faire invasion dans le droit comme on dit qu’il parait de temps à autre dans les cours de Berlin. Il faut bien laisser à ce pays l’avantage de la sécurité, qui suit sans les compenses, les inconvénients de la routine.
Il y a l’amertume déguisée dans vos traits ironiques sur le dictionnaire de l’Académie et de l’amertume qui a beau jeu en ce moment ci. La France ne s’est pas montrée susceptible sur les casus belli dans toute cette affaire: si elle a péché, c’est par patience. On dit pourtant qu’il y a sur toutes les frontieres une irritation contre elle qui rappelle les souvenirs de 1813, c’est à dire de ces mauvais temps dont la France paye si chèrement la peine. C est le cas ou jamais de maintenir [1] le proverbes qui sont toujours bien fondés comme vous voyez. Monsieur Doudan le conjure pourtant et se recommande ainsi que mon père à votre bienveillant souvenir, et moi je vous prie, de vouloir bien croire maintenant et toujours à ma respectueuse affection.
A de Broglie
Répondu tout de suite, écrit une seconde fois et envoyé la Prophétie et l’Abjuration 11 fevrier 41.