Vos aimables envois ne cessent pas, Monsieur, et le droit est là qui m’empeche de vous dire aussi souvent que je le voudrais combien je suis touché de ces signes d’une souvenir, qui me fait tant d’honneur et que je mérite si peu. Je m’excuse, et il est presque ridicule de s’excuser sur ses occupations, quand vous trouvez bien le temps de m’écrire. Je n’ai pas le temps de me mettre à vos pieds entre deux très médiocres cours de droit que je vais entendre, et vous descendez de cette chaise ou des princes vont vous écouter, pour m’envoyer les plus jolis vers, et les questions les plus savantes. La comparaison m’écrase, et je n’ai de ressource que de m’en remettre à votre générosité que j’ai tant de fois éprouvée.
Ce pauvre M. Thiers n’est pas aussi bien traité que moi: vous vous montrez beaucoup plus impitoyables à son égard les plaisanteries pleurent sur lui. Il avait, en effet, des grands [2] prétentions à se connaitre en chevaux, de sorte que l’arrêté de tous les souverains d’Allemagne aura pu avoir l’apparence d’une personnalité à son égard: mais, de grace, que vous ont fait les fournisseurs français? ceux là n’ont pas médité la conquête du monde, et il n’est pas défendu de soigner un peu son interêt quand il concourt avec celui de la chose publique.
Voilà pour la première épigramme dont vous nous accablez dans le malheur: nos savants ont aussi leur tour: ils n’ont pourtant pas essayé de passer sur la rive gauche du Rhin: s’ils y ont été, ils ont rapporté peu de souvenirs de leurs voyages, témoin le courier de Laon dont vous m’avez envoyé le plaisant extrait, témoin encore un jeune M. Marmier, qui écrit dans la revue des deux mondes, qui y est chargé de la portion teutonique, et exploite le monopole de la littérature septentrionale, qui va peut etre obtenir au collège de France, une chaise de dialectes germaniques et qui, m’a t-on dit, (car je ne l’ai pas su) traduit couramment [3] le dictionnaire d’Adelung pas le dictionnaire de la noblesse: du reste on dit que c’est un très aimable jeune homme, et c’est sous toute réserve de plus amples informations, que je transmets ce second tome du collexit de M. Cousin, à votre malice tudesque.
Vient enfin le morceau très éloquent de poésie retrouvée: il me semblerait que cette éloquence n’a jamais été perdue, et que nous avons toujours eu le bonheur de l’entendre, toutes les fois qu’elle a bien voulu traverser l’espace qui sépare les bords du Rhin de Paris, cet espace que M. Thiers trouve beaucoup trop court, et que nous trouvons beaucoup trop long quand vous êtes à Bonn: mais vous m’interdisez cette supposition, dont les vers étaient pourtant dignes. Je les aurais montré à l’Académie française, mais il aurait fallu lui dire d’où provenait le morceau curieux, et elle préfère beaucoup les festes de M. Viennet, qui n’a jamais dit aucun mal d’elle [4] à tous les Cours de littérature dramatique du monde: et d’ailleurs l’Académie fait de la politique: M. Villemain ne pense qu’à la chambre: M. Cousin ramasse tous les souvenirs d’un ministère de huit mois pour en faire solennellement part au public dans un journal, et faciliter la comparaison avec son successeur et son éternel ami: tout cela ne laisse guères de temps aux études philologiques. On en va faire pourtant ce mois, et des études curieuses ce mois, sur deux discours Académiques, qui s’annoncent par beaucoup de bruit, et où la sonorité des mots en fera sans doute beaucoup: je veux parler du discours de M. Hugo, qui est fort attendu, et auquel répondra un personnage fort honnete et assez ridicule; dont vous vous souvenez peut etre, M. de Salvandy: tous les deux sont déclamateurs, et l’Académie ne les en aimera que mieux.
Tout le monde se recommande à votre bienveillant souvenir: mon père compte toujours aller passer l’automne en Suisse. Le mot de Madame Necker vous aura sans doute bien attristé – cela fait un grand vide à Genève – Veuillez pardonner, [1] Monsieur, tout ce griffonage à un étudiant, et lui conserver un peu de bienveillance en retour d’une affection sincère et respectueuse.
A. de Broglie