Je suis bien aise, chère amie, d’avoir une longue lettre de vous, vous ne parlez pas de votre santé, cela me fait espérer qu’au moins votre indisposition accessoire a cessé.
Sans doute la nouvelle concernant M. de St. P[riest] mérite la plus grande attention. Je le plains, mais je voudrois pour sa dignité qu’il eût moins fait pour conserver ce que pourtant il falloit perdre. Je ne doute aucunement que la correspondance avec ses fils ne soit la véritable cause de cette mesure, on craint le coup d’œil d’un ancien diplomate sur les circonstances intérieures et les renseignements qu’il pourroit envoyer dans le Nord. Peut-être a-t-il eu l’imprudence de mettre ses lettres à un bureau de poste fr[ançais], et d’en recevoir directement. Du reste cela me paroît un symptôme d’une guerre prochaine.
J’avois bien prévu la stérilité inévitable de mes lettres – on ne sait rien ici et l’on ne dit rien. M. Mousson est à Basle; M. de Lichtenthurm qui, d’ordinaire, est assez bien informé, est encore absent. On prétend que la rechute du change autrichien n’a aucun rapport avec le crédit des finances ni avec les circonstances politiques, mais provient uniquement de l’activité du commerce du Levant qui demande de grosses sommes en argent comptant. On prétend qu’on manque de blé en Fr[ance] et que le gouvernement a permis l’importation des denrées coloniales, pourvu que les navires anglois ayent la moitié de leur charge en blés.
Je n’ai pas encore vu M. de Falk. Je suis encore tombé avec ma visite comme la première fois chez M. de Freudenreich, dans un grand dîner qu’il donnoit aux députés – il paroît que c’est là la partie la plus essentielle des négociations. On se flatte que pour le canton du Tessin on sera quitte pour la cession d’un petit district – l’affaire des troupes auxiliaires sera probablement réglée de façon à fournir 3000 recrues par an.
L’histoire infâme de Becker n’est que trop vraie – le gazettier d’ici en a eu la nouvelle – c’est un avis pour lui.
J’ai eu beaucoup de plaisir à apprendre que le Cupidon Sarmate lance en vain les flèches de ses regards affables à V[ienne]. C’est une preuve de ce que je vous ai dit sur la stabilité d’une opinion fort prononcée dans cette ville.
J’ai donné des commissions de tous les côtés pour avoir le livre de Gœthe et je l’aurai certainement sous peu. En attendant on m’en a prêté un exemplaire – cela m’amuse beaucoup mais je ne sais pas si cela aura pour vous le même intérêt. C’est une peinture du monde extérieur, tel qu’il se présente à l’enfance, peinture faite avec beaucoup de clarté, de sérénité et d’élégance – mais il y a peu d’intime – l’imagination enfantine dont il retrace les souvenirs est aussi toute tournée au dehors. Ensuite il y a des scènes historiques de l’Allemagne plus curieuses pour moi que pour vous. Il est bizarre que l’homme qui s’annonce comme cela soit devenu dans sa jeunesse le héros de la sensibilité mélancolique de notre tems, et je suis en suspens pour voir comment il tournera à cela.
Je remercie bien Auguste de ses aimables lignes, et je lui écrirai par le courrier prochain. Ses contre-ordres pour ne pas demander ici les extraits de la chancellerie arrivent trop tard, M. de Freudenreich me les renvoye dans ce moment avec le billet ci-joint. Ce n’est qu’une petite dépense, il n’y aura pas de mal à avoir des copies doubles.
Je ne sais pas qui peut être informé à Genève de mes oublis ou de mes réminiscences. Je vais un peu plus dans la société qu’à G[enève] parce que je n’en ai pas chez moi. Les soirées d’ici sont sans prétention, elles ont beaucoup plus l’air de petite ville, mais en revanche il y a moins de gêne – on vous arrange toujours la partie avec la personne dont on paroît le plus occupé, et ensuite on la reconduit chez elle – c’est la règle.
N’oubliez pas de témoigner à Mlle Fanny et à ses parents l’intérêt que je prends à ce qui les concerne. Je me réjouis de ce qu’elle s’établit à C.; cette ville deviendra célèbre pour la beauté des femmes.
Comptez dans chaque instant sur moi, chère amie, comme si j’étois à vos côtés et ne vous laissez rien mettre dans l’esprit sur moi.